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Gestion Mentale
des valeurs // des concepts // des pratiques

Témoignage de Patrick Laurent


sur les jeux vidéo.

Propos recueillis et mis en forme par Pierre-Paul Delvaux et parus dans la Feuille d’IF n° 4 en juin 2002

Je travaille comme superviseur de quelques écoles primaires de la région liégeoise. Les instituteurs et moi avons pu observer que certains comportements interpellants pouvaient être mis en relation avec la pratique des jeux vidéo. Tout ce que je vais dire à ce sujet vient de mon travail avec des enfants en difficulté. Je ne me suis pas livré à une étude transversale. Mon point de vue est celui d'un homme de terrain.

Des types de jeux

J'ai observé l'évolution de ces jeux depuis le début. Les premiers jeux sur bandes magnétiques étaient assez simplistes : il s'agissait de balles de ping-pong, de jeux casse-briques, de parties d'échecs, etc. Il n'y avait aucune présence humaine visible en tout cas. Une étape importante sera l'introduction de l'être humain. Récemment, l'illusion est devenue de plus en plus parfaite, les mouvements de plus en plus coulés, les voix beaucoup plus "naturelles".

Observons tout de suite qu'il existe différents types de jeux. Chaque type induit certaines réactions chez l'enfant. Il y a les jeux d'aventure, les jeux d'énigmes, les jeux de rôles et les jeux de type "guerre". Certains enfants - ceux que j'ai observés - font des fixations dans un certain univers. Le jeu de rôle, par exemple, peut être à l'origine d'une confusion entre le réel et le virtuel. L'enfant endosse une autre identité et finit par ne plus savoir très bien qui il est.

Les jeux de destruction sont très violents notamment au niveau du scénario : on voit un individu qui explose littéralement, l'écran devient rouge de sang qui dégouline partout. Pour eux c'est "gore"! Ce sont des jeux qui se jouent en réseaux - cela augmente le risque de perte de sens du réel : ils jouent non contre une machine mais contre un autre être qu'ils ne voient pas. Soit par Internet, soit dans un cyber-café sans connaître l'autre contre lequel ils jouent et qui pourtant est là, quelque part, dans le cyber-café : jouent-ils vraiment contre un être humain ? Je ne sais pas, mais j'observe que leur comportement dans la cour de récréation peut être extrêmement violent, comme s'ils étaient perpétuellement agressés, un peu comme si l'absence d'interface qu'est l'ordinateur les mettait en contact avec un ennemi, qui n'est plus virtuel cette fois. Dans ce type de jeux, ils savent quand même qu'il y a une présence humaine "quelque part". Cet élément rend le travail plus facile qu'avec les jeunes dont le seul partenaire est un ordinateur qui est complètement dématérialisé : là tout est possible, ce n'est qu'un jeu et détruire n'est rien.

L'habileté à tricher

Ce qui me frappe c'est leur stratégie d'adaptation à la complexité des jeux, autrement dit le développement de leur habileté à tricher. Il suffit de faire telle manœuvre et on peut augmenter ses "vies". Ceci s'oppose au fait que les humains se donnent des règles pour vivre en société. Dans le même ordre d'idée les jeunes n'aiment pas les parcs "laser game" parce que dans ce type de jeux on ne peut pas annuler un coup, ni tirer à travers les murs, etc. Eux, ils préfèrent "craquer les codes". C'est à qui connaîtra le plus de trucs pour tricher. Dans l'environnement ordinaire - l'école entre autres- celui qui contourne les règles connues est vite repéré. Dans le jeu vidéo, le "top" c'est de connaître la clé que l'autre ne connaît pas et qui donc l'empêche de comprendre ce qui se passe… L'enfant entre ainsi dans un univers de toute puissance, dans le mythe de l'invincibilité. Il existe des magazines de codes qui ne servent qu'à tricher avec le jeu et des sites où on peut télécharger ce qu'il faut pour "craquer" le code. Pas pour améliorer l'esthétique mais pour avoir des armes qui tirent plus vite ou plus fort, pour diminuer la puissance de feu de l'autre, pour avoir des vies illimitées… Toujours ce mythe de l'immortalité, de la toute-puissance, de "l'infaillibilité" en quelque sorte. Tout cela ne passe pas à travers le développement de capacités, mais à travers le développement de l'art de tricher sans se faire repérer.

J'observe en passant un parallélisme entre ce monde et le monde de la finance où prévalent les mêmes types de schémas mentaux puisqu'il s'agit de bien connaître la règle pour bien la contourner…

On peut se dire en tout cas que le jeu vidéo devient un support pour développer autre chose que le jeu… D'ailleurs quand ils ont tous les codes d'un jeu, ils passent à un autre jeu qu'ils s'empressent de "craquer" à son tour. Le jeu devient alors un entraînement à la malhonnêteté.

Les valeurs qui "percolent"

Ceux qui pratiquent les jeux de rôles et surtout les jeux de guerre développent une forme d'inadaptation à l'environnement spécifique : si le jeune n'est pas d'accord il craque les codes et il les craque une fois pour toute ! et le jeu tourne ainsi à son avantage. Dans les relations humaines, il ne suffit pas de connaître la clé de l'autre pour que les choses soient maîtrisées une fois pour toutes. Certes, dans les relations humaines on peut tricher, mais, là, le code "reviendra" grâce à un adulte ou à un camarade qui rappellera les règles de fonctionnement social.

Dans la vie courante, les valeurs sont souvent non dites - mais peuvent être dites justement dans la relation pédagogique -, et ces valeurs "percolent" (1), un peu comme le café elles imprègnent de proche en proche… Dans le cas des jeux vidéo, le désir de casser l'interdit une fois pour toute pose question. Qu'est-ce que cela va donner ?

En attendant je remarque que les individus qui pratiquent ces jeux vivent dans une très grande insécurité. Dans le virtuel ils sont maîtres du jeu. Le jeu devient le refuge du faible.

Une assuétude

Il y a une forme d'accoutumance. On peut parler d'assuétude. Aux USA, il y a des cliniques de désaccoutumance pour ceux qui sont dépendants des jeux électroniques.

La dépendance n'est pas physiologique de manière immédiate, toutefois le fait d'être concentré pendant trois à quatre heures entraîne une production hormonale importante. Tout ce stress s'accompagne évidemment de décharges d'adrénaline. C'est une forme de dépendance qu'on connaît chez les sportifs qui sont en tension prolongée dans un environnement spécifique. Ils disent d'ailleurs: "Je suis complètement addict."

Le transfert impossible

Leur stratégie d'adaptation au virtuel est mise en échec dans l'environnement dit réel où la rapidité qu'ils développent dans le jeu n'est pas nécessairement première. Ils vivent un peu comme des Rambo toujours sur le qui-vive, alors que, dans l'environnement réel, l'adaptation et la distance sont essentielles. Ils peuvent vivre quatre ou cinq heures de concentration sans faille et là ils ne fonctionnent qu'au stress. Par contre, ils vivent mal la classe parce que le flux d'informations est moindre, parce que les phases d'enseignement sont plus chaotiques. En fait, ils sont comme enfermés dans une habileté sans transfert. Ainsi, ils sont capables de manœuvrer leur souris avec une précision hallucinante, au clavier, quand ils "tchatent", ils tapent à la vitesse d'une secrétaire, mais ils sont incapables de produire un texte.

Le tchat est très codifié, comme le langage des SMS. Ce qui est bien formulé est immédiatement taxé de "lourd". Le code privilégie la brièveté et l'agressivité. J'ai cru qu'il y aurait un transfert possible entre le tchat et l'impro où la rapidité de la répartie, la capacité de repérer la faille sont essentielles. Il y a effectivement des compétences parallèles mais le contexte et donc la forme ne sont pas du tout les mêmes. Il n'y a pas de transfert possible. En fait, le tchateur souhaite "occuper les lignes". Il doit se montrer hyper rapide et cinglant. Il y a un côté "star". Il cherche à être reconnu et même craint.

Un préservatif

Ils privilégient le contact et se méfient du contenu. Certains "salons" - sites où l'on tchate -, qui sont des lieux d'échange sur la musique par exemple, sont tout de suite qualifiés de "nuls". L'essentiel est en fait l'agression et la contragression. Tout porte sur la relation : "qui je suis, qui tu es, qui est l'autre…" Souvent, tous leurs copains sont connus et contactés par Internet, et Internet fonctionne alors comme un immense préservatif : la machine permet de se protéger du contact réel. Ils entrent en contact autrement que nous. Ils vont directement au fait en éliminant le rituel phatique : "Comment vas-tu" et ils l'éliminent parce qu'ils vont recevoir : "Ta gueule ! on n'en a rien à foutre". Ils suppriment tout préliminaire dans la relation, ils mettent un préservatif et en même temps, il n'y a jamais d'acte puisqu'ils sont tout seuls…

Y a-t-il quelqu'un ?

Toutefois le tchat établit une relation et on peut construire là-dessus. Passer du jeu que l'on craque au tchat est pour moi un élément positif. Dans le jeu, il n'y a personne. Dans le tchat, ils attendent quelqu'un. Quel désespoir pour eux quand il n'y a personne pour tchater. On lit parfois, écrit en grand : Y A-T-IL QUELQU'UN ? En fait, ils ont besoin de la machine pour se rapprocher de l'autre tellement l'autre leur fait peur !

Parfois, certains régressent vers le jeu parce que celui-ci est toujours disponible. Quelle difficulté quand ils découvrent que le monde ne les attend pas. Alors, ils épaississent le préservatif et demandent au jeu de les réhypnotiser, de les délivrer de la question "avec qui vais-je faire quelque chose ?" Ils redeviennent les maîtres du jeu. Ils ne courent pas le risque de la relation humaine, parce qu'ils sont ainsi devenus incapables de négocier. Ces enfants-rois souhaitent pouvoir contrôler et faire tout tout seuls.

Faut-il s'inquiéter ou est-ce une nouvelle façon d'être au monde ? Je ne sais pas. Notre devenir c'est peut-être cela, entre autres, grâce à une interface, être à la fois branchés et distants, toujours "contactables", mais jamais là physiquement… Est-ce une régression par rapport à des valeurs plus relationnelles ? Je crois qu'il ne faut pas enfermer les jeunes dans un monde que nous jugeons non conforme. Et en tout cas ne pas diaboliser.

Un langage tribal

Je constate qu'il y a de la part des adultes peu de mouvements vers ces phénomènes : "Quel est votre univers ? Comment parlez-vous ? Quelles sont vos compétences ? " Nous sentons bien qu'il ne nous est pas possible de rivaliser avec eux sur certains plans. Ce qu'ils font nous fait peur. Nous ne comprenons pas bien…

En fait certains de ces jeunes ont un alphabet, des codes que nous ne connaissons pas et qui fonctionnent. C'est vrai pour les "smiley" qui sont de petites pastilles qui expriment les sentiments : une petite tête avec une larme veut dire "je suis triste", avec deux larmes, "je suis très triste", etc. Leur code est le même que le nôtre, mais ce n'est pas comportementalisé : il n'y a pas besoin de dire, pas besoin d'"externaliser". Ce qu'ils vivent à l'intérieur compte énormément et leur grande affirmation est "tu ne sais jamais ce que je vis - ce qui est vrai - , si tu mets un smiley ou montre une larme, quel est le plus vrai? Je n'ai pas l'air triste mais je le suis." Personnellement, en tant qu'adulte, je suis déstabilisé parce que je n'ai pas les repères, je ne sais pas comment m'adapter à quelqu'un qui ne me donne pas d'informations, mais, entre eux, ils ont des smiley grâce auxquels ils disent comment l'autre doit comprendre…

Ils sont peu intéressés par la codification de leur langage quasi tribal : chaque salon a ses codes qui recouvrent un peu les autres. Il y en a un, par exemple, où l'écriture en majuscules est interdite parce que ils ont codé que c'est hausser le ton. Celui qui met une majuscule est immédiatement viré! Et s'il a envie de revenir, et bien, il reviendra… C'est une étrange façon de gérer le désir : c'est l'autre qui doit me désirer, c'est lui qui vient dans notre salon… Elaborer un code relationnel, qui sera par définition mouvant et évolutif, est très différent du fait de jouer avec un code informatique, qu'on peut sans doute craquer, mais qui est figé. On peut donc se demander si les "salons" ne sont pas les lieux d'émergence d'un nouveau langage tribal. Il y a peut-être là un phénomène de refondation d'un code. Bien entendu, comme pour toute forme d'identité, la fondation crée à la fois la référence et l'exclusion : Créer de l'identité c'est créer de l'exclusion en terme de non-identité. Ils sont en perte de lien et, à travers le code des salons, ils se retrouvent comme appartenant et dès qu'ils appartiennent ils existent, ils vont poursuivre leur identité de cette façon et non à travers la recherche effrénée que propose notre société…

Cela me semble parallèle avec certains aspects de la culture hip-hop, par exemple le marquage corporel qui fonctionne en termes d'appartenance et donc d'identité : je porte les signes de la tribu où j'existe, j'appartiens à un clan parce qu'en tant qu'individu j'ai disparu.

Le projet ? Les évocations ?

Le projet émane de l'individu, les évocations sont construites par un sujet qui se situe dans un groupe, c'est vrai. J'ai le sentiment qu'à ce niveau-là le chemin n'est pas encore balisé. Avec les jeunes que j'approche - j'insiste - je me situe en deçà… J'utilise beaucoup le langage analogique, la métaphore. La métaphore représente, ressemble, mais elle n'est pas conforme… Quand ils entendent ce langage analogique, les jeunes reconnaissent des choses. Des ponts, des passerelles se créent… qui me permettent de les rejoindre (et eux peuvent me rejoindre). La métaphore que j'utilise est analogue aux tatouages qui "remplacent" leur carte d'identité. Le tatouage n'est pas tout à fait pas la même chose qu'une carte d'identité, mais ça a la même fonction, cela permet de "laisser passer", ça fait lien. Ils peuvent se reconnaître en partie comme appartenant à un groupe, comme étant encore en lien face à une société qui ne les reconnaît plus comme membres. Comme ils ne sont plus reconnus, comme ils sont mis au ban, ils se recréent en structure avec les mêmes "trucs". On n'est pas loin des scarifications qui constituent un langage du corps, langage qui permet de laisser-passer et de circuler sur le territoire. Nous sommes porteurs de papiers, ils sont porteurs de signes…, ils peuvent donc circuler sur le territoire sans danger

Un miroir ?

La mondialisation pratique le culte aveugle de la performance, aveugle sur le prix qu'on fait payer aux hommes, la mondialisation est un système où on dérégule tout, où les spécialistes passent leur temps à chercher comment ne pas subir les dérégulations que nous imposons aux êtres humains et à la planète. Dans ce contexte, je me demande si les jeux vidéo ne sont pas une métaphore : nos gosses ne jouent-ils pas avec les même règles que celles qui prévalent dans la mondialisation ? Ces jeunes qui s'accrochent aux jeux vidéo, ces jeunes qui tchatent, que nous montrent-ils ? Est-ce que c'est eux ou est-ce que c'est leur manière de nous tendre un miroir ?

Un peu de vocabulaire

Tchat :
le fait de pratiquer le dialogue via des sites de conversation.
Tchater : bavarder sur un site.
Tchateur : habitué des sites de conversation.
Salon : site de conversation.

(1) La percolation est la circulation d'un fluide à travers une substance sous l'effet d'une pression. En physique c'est la transformation structurelle d'un mélange lorsque la proportion de l'un des constituants atteint un seuil critique (Robert). Transposé dans les sciences humaines ce concept est utilisé pour désigner l'imprégnation non linéaire (qui ne procède pas selon un itinéraire clairement construit) et la transformation, qui apparaît comme brusque, lorsque le seuil critique est atteint. Une idée, une attitude, des valeurs percolent, c'est-à-dire qu'elles imprègnent l'apprenant sans qu'il ne s'en rende nécessairement compte et puis, le seuil critique étant atteint, cette idée, cette attitude, ces valeurs apparaissent comme installées. Ce concept aide à penser l'apprentissage et le changement en profondeur.

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