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Gestion Mentale
des valeurs // des concepts // des pratiques

Des goûts et des odeurs...


entretiens avec Laurence Laloux et Yvan Pottier.

Comme de longs échos qui de loin se confondent (...)
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent
.
Baudelaire (Correspondances)

Dans la Feuille d’IF n°3, Ghislain Creutz (1) soulignait la prégnance, chez certains élèves, de « langues pédagogiques » dominantes autres que visuelle ou auditivo-verbale. Certains adultes ancrent aussi leurs gestes mentaux sur des évoqués d’une autre nature sensorielle. C’est le cas de Laurence et d’Yvan, pour qui les odeurs et les saveurs sont au centre de la vie évocative.

Laurence , une vie de fragrances

Laurence est une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle travaille dans une école des devoirs et les dialogues menés lors d’une formation à la gestion mentale organisée par Lire et Ecrire Namur révèlent que, chez elle, le « démarreur » de ses itinéraires mentaux est le plus souvent de nature olfactive.

En amont des évocations, dans le domaine des perceptions , les odeurs jouent pour elle un rôle essentiel. Si elle doit faire des achats, qu’il s’agisse d’aliments ou de chaussures, de vêtements, son premier réflexe est de les sentir : « Je les porte au nez et si l’odeur ne me plaît pas, ça a beau être un vêtement superbe, je ne l’achèterai pas. » Elle n’a jamais pu lire un livre dont l’odeur ne lui paraissait pas attractive. Cela va plus loin, puisque ce sens olfactif très développé la guide aussi dans ses relations avec les gens. Elle s’est forgé, à tort ou à raison, dit-elle, une typologie des êtres humains qui associe leur parfum et leur personnalité : « Je me suis toujours intéressée aux gens. Je peux dire à leur parfum comment ils sont, s’ils sont impulsifs ou non. Leur parfum est fort lié à leur personnalité. J’ai une classification à moi à partir des parfums et des goûts culinaires des gens. »

Si le sens olfactif est le plus développé chez Laurence, elle accorde aussi une très grande importance au toucher (elle n’achètera pas non plus un vêtement dont le contact tactile ne lui plaît pas et elle a besoin de toucher les gens dont elle se sent proche). Elle est très sensible aux goûts également et elle adore manger. Pour elle, le goût et l’odorat sont très liés, mais elle affirme aussi l’importance de la vue (notamment des couleurs) dans ses choix alimentaires : « Je ne mangerai pas une tomate ratatinée. Tout est lié, on mange aussi avec ses yeux. »

Ces odeurs , humées avec passion, sont évoquées avec autant d’ardeur et elles interviennent, semble-t-il, dans tous les gestes mentaux.

Laurence porte son attention sur les odeurs, puisqu’elle les fait exister dans sa tête, mais elle a aussi le projet, souvent inconscient de les mémoriser. Elle a élaboré ainsi un incroyable répertoire d’odeurs qu’elle peut revivre à volonté dans sa tête. Un peu à la manière de Jean-Baptiste Grenouille (2) - pathologie en moins - très tôt elle a « classé » dans sa tête des parfums naturels, ceux des animaux, des plantes, des hommes, mais aussi des parfums artificiels. Elle peut retrouver à volonté, par exemple, tout un catalogue de parfums vendus dans le commerce. Le plus souvent, elle les associe, positivement ou négativement, à des personnes qui les portent et l’aspect affectif est donc très présent. Laurence raconte une anecdote à ce sujet : « Il m’est arrivé un jour, dans un magasin, de suivre une dame plus âgée, de la sentir, de l’arrêter au bout de dix minutes et de lui dire : « Ecoutez, qu’est-ce que vous mettez comme parfum? Ca me rappelle quelqu’un. » Et c’était « Soir de Paris », que ma grand-mère mettait. Et après ça, je vois le flacon, le bleu...Je reconnaissais l’odeur, mais je ne me souvenais plus du nom et de qui elle représentait. »

Cette mémoire sensorielle (si chère à Proust), Laurence l’exerce aussi à propos des saveurs. Elle adore aller au restaurant avec son mari. Ils choisissent des plats différents et « Le jeu, c’est de deviner ce qu’il y a, dans la sauce par exemple. » Elle a aussi dans la tête un catalogue de saveurs et elle essaie d’analyser les composants du plat ou du vin qui lui est servi. Pour certaines saveurs bien connues, le rappel est évident. Quand c’est un peu plus difficile, Laurence convoque d’abord l’évoqué gustatif, puis une image et enfin le nom : « Quand je goûte un vin, je reconnais le goût d’un fruit, mais je ne trouve pas le nom. Et puis l’image du fruit arrive et enfin le nom. »

Les évoqués olfactifs jouent aussi un rôle essentiel dans la compréhension de Laurence. Elle ne donne réellement de sens à une information que si elle peut, au départ, l’associer à des éléments vécus et, en particulier, à des odeurs (nous dirions, dans notre jargon, que son paramètre d’appui, en compréhension, est le paramètre 1). Elle adore l’histoire : « Je n’ai pas de difficulté à me représenter ce qu’était un champ de bataille. Je peux sentir la poudre à canon ou la bête crevée. (...) La semaine dernière, j’ai travaillé une dictée avec une gamine. On parlait du roi d’Egypte. Moi, quand je lis ça, je suis dans le désert, je sens les chevaux qu’on pousse à bout, (...) il y a des lanières de cuir, je peux sentir l’écume dans la bouche des chevaux, le pharaon qui transpire parce qu’il s’énerve. A la limite, je saurais recréer le texte. J’y suis. Je suis derrière le pharaon. C’est un jeu, c’est une satisfaction. Je m’introduis, je me rends compte de ce qu’il se passe, je suis bien, je comprends. »

Cette traduction du texte en première personne , particulièrement à travers des ressentis d’odeurs , Laurence les retrouve dans les romans qu’elle aime lire et le langage qu’elle utilise pour en parler est révélateur des liens entre odeurs et saveurs : Quand je lis, c’est la même chose. C’est pour cela que, quand j’ai lu un livre, je suis déçue par le film qu’on en tire. Les personnages sont moins croustillants , ils ont moins de saveur que ce que je mettais dedans. »

En revanche, cette importance donnée aux évocations kinesthésiques a bloqué pour Laurence l’accès à des matières plus abstraites telles que les maths, dont la compréhension lui paraît impossible.

Dans le domaine de l’imagination, Laurence se sert également des évoqués d’odeurs et de saveurs. Elle a été élevée dans une ferme et a donc élaboré très tôt un répertoire d’odeurs campagnardes. Elle se souvient qu’à l’école, c’était le point de départ de ses rédactions et de ses analyses : « A partir d’un thème, les moissons par exemple, j’étais partie dans les champs avec les coquelicots que je m’amusais à écraser, parce que le pavot a vraiment une odeur particulière, et le marguerites aussi... »

Laurence a conscience que cette faculté d’évasion dans l’imaginaire des parfums lui a souvent joué des tours à l’école : « J’ai toujours eu tendance à perdre le fil de mes idées. Je dois me concentrer. Je gagne en évasion, mais je dois doublement me concentrer pour regagner ce que j’ai perdu. » Encore actuellement, dès qu’elle sent une contrainte, elle a tendance à s’échapper dans ce monde riche de sensations. Elle estime que, souvent, cette tendance à l’évocation vagabonde l’a desservie : « Je donne priorité à ça et je m’éparpille. Je vais sur autre chose avant d’arriver à l’essentiel. Si je rencontre le mot « fraise », je vais partir sur le fait que les fraises ne sont pas encore bonnes pour le moment. Elles ne sont bonnes que dans le jardin, quand elles sont encore un peu chaudes de soleil. Je sais à quelle période elles sont bonnes. Je pars là-dessus et je perds parfois le fil de mes idées. »

Ainsi, cette dominante évocative olfactive et gustative procure du plaisir et du sens à Laurence, mais se révèle parfois envahissante. Elle dit regretter que son entourage familial et scolaire ne l’ait pas davantage contrainte à dépasser ce plaisir de l’évasion sensorielle pour l’inciter à affronter des domaines plus abstraits. Elle se sent opposante et, avec le recul, pense qu’elle aurait aimé affronter des obstacles qui l’auraient amenée à diversifier davantage ses habitudes évocatives. Mais il n’en reste pas moins que ces évocations d’odeurs et de goûts lui procurent souvent la sensation d’humer la vie avec volupté et d’y mordre à belles dents!

Yvan, l’art du goût

Yvan a trente ans. Il est cuisinier. Pendant dix ans, il a travaillé dans des restaurants gastronomiques, suivant pendant six ans un chef de cuisine qui lui a appris les finesses du métier. Actuellement, il est lui-même chef de cuisine dans une brasserie. Il a changé de secteur pour des raisons d’horaires et de traitement; il apporte toujours la même passion à son métier et tente de renouveler progressivement une carte fort traditionnelle, mais il avoue éprouver une certaine nostalgie pour l’époque où toute l’équipe collaborait afin d’apporter toujours plus de raffinement aux menus.

Yvan ne se souvient pas avoir montré des dispositions particulières dans le domaine des saveurs avant d’avoir entamé ses études de cuisine. Il était jusque là peu impliqué dans ses études et n’a pas de souvenirs nets de ses apprentissages scolaires.

Chez lui, contrairement à ce qu’il s’est passé pour Laurence, l’affinement du goût, en perception et en évocation, semble être lié à un projet conscient et à un apprentissage structuré et progressif.

Yvan est doté d’un odorat fort développé et il pense que c’est d’abord le parfum d’un aliment qu’il évoque pour le mettre en mémoire. Par exemple, « la sauge, c’est plus le parfum que le goût que j’ai dans la tête, parce que la sauge, quand vous la cueillez, ce qui vient en premier, c’est le parfum; si vous voulez la goûter, il faut l’introduire dans une préparation. C’est la différence entre une fraise et une framboise. La framboise, c’est d’abord le goût qui va venir, et après le parfum. »

Même s’ils sont souvent liés, Yvan dissocie parfois le goût du parfum. C’est le cas pour la truffe : « Il y a plein de gens qui trouvent que c’est un produit extraordinaire, mais je ne trouve pas ça exceptionnel. C’est très parfumé, mais ça ne goûte rien. »

Quand il a goûté un aliment une fois, la saveur est mémorisée et quand il goûte un plat inédit, il a pour projet de mémoriser cette nouvelle alliance de goûts. Il cite l’exemple de la sauce Grand Veneur : « La première fois que j’ai goûté un gibier avec une sauce Grand Veneur (c’est une sauce faite à base de fond de gibier que l’on lie, auquel on ajoute de la gelée de groseilles, donc il y a acide et sucré), moi, je ne savais pas ce que c’était; ça m’a fort surpris, mais dans le bon sens : c’est quelque chose qui tient la route. Alors, en tant que cuisinier, j’ai essayé de trouver ce qui entrait dans cette composition. (...) Et quand j’y pense maintenant, en bouche, je la vois (sic) et je sais ce que c’est. Rien qu’en y pensant, je sais quels ingrédients entrent dans la sauce, bien séparés, et je sais ce que ça goûte. Je peux sentir le goût de chaque ingrédient et les remettre ensemble. »

C’est ainsi qu’Yvan a mémorisé les recettes apprises pendant sa formation, puis lors de ses découvertes ultérieures : il fixait en évocation d’abord le goût du plat, puis son nom. Il ne parle jamais spontanément de l’image des aliments.

Pour lui, c’est devenu un jeu, un plaisir, de décomposer des saveurs, mais il est très conscient du rôle déterminant que joue la mémoire dans ce geste de réflexion : c’est dans la mesure où il a mémorisé des goûts variés et les alliances de base de la cuisine occidentale qu’il possède cette faculté d’analyse. Quand il goûte un plat, il peut consulter son répertoire mental de saveurs en dirigeant sa recherche vers les compositions les plus probables. « Pour une sauce bigarade, par exemple, c’est toujours la même chose : c’est un caramel déglacé avec un acide, un vinaigre ou un jus de citron et à cela s’ajoute, si c’est pour un canard, un fond de canard, si c’est pour une viande rouge, du fond de bœuf, mais pour la base, c’est toujours la même chose : acide et sucre. »

Il en est de même pour les proportions. Elles font partie de ses acquis : « Quand on fait ce genre de sauce-là, on sait que quand on a un verre de caramel, il ne faut pas mettre trois verres d’acide! »


Yvan explique que ce travail d’analyse des saveurs est pour lui nettement plus difficile quand il s’agit de vin. Cela l’amuse tout autant de décomposer le bouquet d’un vin, mais il se sent moins compétent, parce que ce n’est pas son métier et qu’il ne dispose pas du même répertoire mental de saveurs. « Quand on goûte un vin, il y a des tas de parfums. Il y en a un ou deux qu’on va savoir reconnaître, et puis les autres, peut-être en goûtant trois ou quatre fois le vin, même trois jours après ou trois jours d’affilée, on va les retrouver. » En ce qui le concerne, l’analyse d’un vin est un défi. » C’est du travail. Je retrouve les saveurs, mais pas les noms. On sait qu’on connaît. C’est en reprenant le même vin deux heures après qu’on retrouve. C’est gai. » C’est bien là toute la différence entre reconnaître et se rappeler, entre une évocation floue qui provient de la rencontre perceptive sans projet précis et l’évocation dirigée.

Yvan exprime ainsi à quel point l’art culinaire est une culture : c’est en mémorisant tout un réseau de saveurs combinables et de noms qu’il a acquis une connaissance profonde des mets.

Quand on lui parle de créativité , il se montre très modeste. Il souligne le fait que « Des gens qui inventent vraiment, il n’y en a pas beaucoup. Les grands cuisiniers, c’est rare et même les grands qui disent « Moi, j’ai inventé ça! », je les trouve un peu lourds. »

En fait, pour Yvan, créer un nouveau plat, c’est inventer une nouvelle combinaison à partir de plats connus. « Quand je travaillais à Boisfort, on faisait de la cuisine française, mais le patron était italien et on introduisait des produits italiens de très bonne qualité. On faisait un filet de porc qu’on ouvrait dans le sens de la longueur. On le déroulait et on le farcissait avec du parmesan et du jambon de Parme, puis on ficelait et on rôtissait. Dans un autre plat, on faisait une côte de veau avec des tomates séchées qu’on préparait nous-mêmes. Et là, je me suis dit : « Tiens, pourquoi ne mettrait-on pas de la tomate séchée et de la sauge dans le filet de porc? » A ce moment-là, on sait que le fromage, qui est assez salé, et l’acidité, le sucré de la tomate séchée, cela doit aller ensemble. » Yvan n’imagine pas, à ce moment-là, le goût final du plat, mais il se formule, en mots, une hypothèse de travail à partir de principes de base et d’expériences connues. Mais quand il aura goûté, en perception, le plat ainsi modifié, il n’oubliera plus sa saveur.

Comme si, sans doute, Yvan avait inconsciemment développé ses évocations gustatives et olfactives avant d’entamer ses études, celles-ci ne semblent pas, à l’époque, avoir joué le rôle presque existentiel qu’il a dans la vie de Laurence. Chez lui, c’est une compétence qui s’est progressivement affinée grâce à son apprentissage professionnel et la passion qu’il y a apportée. C’est toute la force du projet conscient qui se déploie ici, toute la force aussi des acquis sur lesquelles se développent de manière quasi exponentielle des aptitudes de plus en plus remarquables et un plaisir de plus en plus fort à les mettre en oeuvre. Plus construite, plus canalisée, la compétence d’Yvan à évoquer les saveurs et les odeurs passe, comme chez Laurence, par la mémorisation , source de compréhension et de réflexion , et débouche sur une imagination moins foisonnante sans doute, mais réellement présente pour le plus grand plaisir de notre maître-queux ... et de ses invités.

Propos recueillis et synthétisés par Anne Moinet - Lorrain et parus dans la Feuille d’IF n° 4 en juin 2002.

(1) Ghislain Creutz, D’un troisième style cognitif, le kinesthésique, et des besoins des élèves kinesthésiques
(2) Le héros du roman de Patrick Süskind, Le Parfum, éd. Fayard, 1986

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